Vues académiques
Une exploration des mondes interieurs
Au cours des dernières décennies, plus précisément à compter des années cinquante, la sculpture a accompli de telles révolutions dans son processus de fabrication et sa projection philosophique, qu’il n’est plus loisible de la traiter en parent pauvre et de la confiner dans une aire immuablement définie.
Ainsi, de la modernité à la post modernité, de la société industrielle à la société post-industrielle, de la prégnance d’une pensée sociale et critique à la faillite des idéologies, nous assistons à une remise en question fondamentale de l’idée sculpture habituellement admise, avec, entre autres, l’appel au baroque, à l’aléatoire, à l’éphémère… consécutivement à l’emploi de nouveaux matériaux et à de nouvelles techniques, assortis d’une autre codification de l’espace.
Tout en préservant son autonomie, Val n’ignore rien de ces mutations, consciente dans ses propres avancées, du tribut qu’elle doit à ses devanciers. Par conséquent, délestée des impositions de la statuaire commémorative, des contraintes du bloc et du socle, la sculpture est passée du plan à l’espace en devenant signe, à l’aune de ses liens particuliers avec l’environnement. En marge, cependant, des tenants des formalismes, basés sur leur seule autosuffisance, beaucoup de sculpteurs revendiquent toujours un rapport de proximité avec le réel, autant qu’avec leur matériau d’élection. En s’interrogeant, par le biais de leur problématique, sur la place de l’homme dans notre société, ils s’interrogent parallèlement sur le destin d’une époque.
Une exploration des mondes interieurs
Au cours des dernières décennies, plus précisément à compter des années cinquante, la sculpture a accompli de telles révolutions dans son processus de fabrication et sa projection philosophique, qu’il n’est plus loisible de la traiter en parent pauvre et de la confiner dans une aire immuablement définie.
Ainsi, de la modernité à la post modernité, de la société industrielle à la société post-industrielle, de la prégnance d’une pensée sociale et critique à la faillite des idéologies, nous assistons à une remise en question fondamentale de l’idée sculpture habituellement admise, avec, entre autres, l’appel au baroque, à l’aléatoire, à l’éphémère… consécutivement à l’emploi de nouveaux matériaux et à de nouvelles techniques, assortis d’une autre codification de l’espace.
Gérard Xuriguera
Critique et historien de l’art

Val est de ces artistes qui croient à la pérennité de la charge émotionnelle du visible. Depuis ses commencements, elle donne jour à des sculptures humanistes très stylisées, dont la symbolique renvoie à ce qu’elle porte en elle de plus enfoui. Mais ce qu’elle entend surtout capter, comme elle le souligne, ce sont des « moments », des moments saisis sur le vif, qu’elle fixe dans la structure perforée de ses armatures de bronze, de petit, de moyen ou de grand format, qui s’accordent à la fois à sa pulsion organisatrice et à sa quête d’absolu. Toutefois, au-delà de ses figures filiformes, mitoyennes de ses unités imposantes, dans leur autorité verticale, traversées par le souffle de sa verve spirituelle, Val ne cherche pas à dissimuler son inquiétude, taraudée par la tentative de communion entre ses personnages qu’elle souhaite associer, du moins conduire à davantage de fraternité. « Créer c’est ouvrir des portes en soi » commente-t-elle. [ + ]
On l’aura compris, l’interprétation de la figure n’a pas déserté le champ d’intervention des sculpteurs contemporains, mais selon leurs codes appropriatifs, la nature de leurs mediums et la tournure cognitive de leur perception. Chez Val, entre lyrisme modulé et virulence expressive, s’entremet une pluralité de directions. D’abord et surtout, la pesée de la glaise dans la main, qui, dosée avec la vigilance requise, façonne ses trames, ensuite pétries et malaxées à dessein, avant d’accueillir sa trace sur le grain de sa peau. Ce travail sur la forme est toujours gouverné par un fort impact sensitif, hors de toute servilité à la stricte ressemblance, position qui ne doit rien au calcul, mais à la pente naturelle de sa lente et sûre évolution, accompagnée de la logique de son instinct. Un instinct nourri de longues méditations sur le sens de la forme et les symboles qu’elle véhicule, au fil d’une iconographie où le sujet continuellement revisité change et ne change pas, tant ses fondements se resserrent toujours autour de l’humain. L’homme debout, en couple ou isolé, encastré ou dansant, immobile ou en équilibre, assis sur le mode du Penseur de Rodin, chevauchant un élément indistinct, assoupi ou faisant signe, face à face, de dos, de profil… mais rarement à l’arrêt, c’est-à-dire le plus souvent en marche, et jamais lâché en totale liberté, en ce que généralement une architecture métallique l’enserre, comme pour le protéger, ou simplement l’abriter, sinon l’héberger, au sein de ses moutonnantes ramures patinées. Cette sorte de géométrie décrochée, conçue de poutrelles portantes à claire-voie, agit à la manière d’un stabilisateur, pour colmater le déséquilibre des protagonistes, en évoquant aussi les rythmes du tissu urbain.
Dans ce théâtre organique qui distingue les corps longilignes, parfois plats et lisses comme des pièces de monnaie, il y a toujours volonté de dialogue, tels un bras sur l’épaule, un corps collé à l’autre, une main sur la main, une promenade côte à côte, ou un frôlement l’attestent, mais les attitudes restent pudiques et ne versent pas dans un glissement charnel, parce que le phénomène de l’image érotique n’entre pas dans le répertoire de Val. Et afin de peaufiner les caractères de cette démarche, on constatera qu’aucun des visages n’est intact et les corps pareillement. Ce n’est pas là une systématique, simplement un besoin viscéral de dire son mal-être au moyen des envolées creusées de la touche, qui l’apparentent au geste exacerbé de Germaine Richier. Ainsi, la concentration des formes provoque une prolifération cellulaire qui met l’accent sur l’intervention de sa main fouaillant une matière tour à tour convulsée et triturée, fédératrice d’entailles bosselées et de chutes ravinées, où se niche un sentiment plutôt dramatique. Il en émane une impression d’isolement, de détresse individuelle et collective, de solitude et de désarroi. Non que Val déclare ou laisse entrevoir son pessimisme, même si le sort du monde et ses turbulences l’apostrophent, sa réponse tient dans la réunion de ses groupes humains ou de ses couples main dans la main, auxquels un ballet immobile coulé dans le métal, apporte une note plus rassurante avec ses élans sensibles.
La somme de ces personnages, piliers de cette pantomime à double face, ne sont pas négligemment éparpillés dans la matière, ils se trouvent à l’endroit exact où l’artiste a voulu les placer, c’est-à-dire au cœur ou sur les marges d’une suite d’architectures coordonnées par une géométrie stabilisatrice, qui abrite leurs évolutions. Certaines forment un dispositif trapézoïdal où l’homme occupe à l’extrémité inférieure une position à son échelle, d’autres se contentent d’une charpente quadrangulaire plus large, accueillant un couple sur la margelle en aval, quand d’autres silhouettes juchées sur un axe métallique esquissent un pas de danse. Plus loin, s’élève un échafaudage vertical en bronze ajouré de guingois, avec ses inévitables petits protagonistes, qui côtoient d’autres aménagements de même type, plus minces ou plus pansus, et d’autres encore en escaliers, flanqués d’unités arborées et de deux cariatides qui les soutiennent.
Toujours animée par la volonté de changement, Val élabore aussi pour ses acteurs des éléments en portiques, les enserre dans des cercles, des quadrillages, et les montre aussi enlacés, tête à tête ou de dos. Sous ces latitudes, l’imagination est au pouvoir, au même titre que la maîtrise technique. De l’accord de ces deux leviers, procèdent des cités fantastiques, des villes introuvables, où l’homme dans sa petitesse est confronté à l’immensité de la nature. C’est ce rapport nature-culture qui sanctionne les étapes de cet itinéraire.
A présent, comment, après une enfance et une adolescence transhumantes, dans le sillage familial, opter pour la troisième dimension, alors que rien dans les antécédents de l’artiste qui nous convoque, ne l’aurait laissé présager ? Comment affronter les arcanes hasardeux de l’art, quand une vie professionnelle gratifiante à Paris vous sied ? Et en outre, lorsqu’on connaît les terribles conditions d’existence de la plupart des artistes ? Par goût de l’aventure, par défi, naïveté, provocation ou trop grande confiance en soi ? L’énigme de la vocation perdure, mais que vaut la vie sans quelque risque ?
Etre artiste, c’est une autre vie, et pour beaucoup, c’est un pays ailleurs, pour se recréer dans la chrysalide de l’incognito et privilégier l’anonymat pour se faire un nom. Ainsi Valérie Goutard, dans le but de renaître en art, dans un lointain territoire, devint Val. Ayant donc partagé ses jeunes années entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, elle rompt les amarres avec sa terre natale et son nomadisme, afin de se sédentariser sur le seul continent où elle n’avait jamais habité auparavant : l’Asie, et plus exactement la Thaïlande. Disposant rapidement d’un atelier ample, confortable et fonctionnel, goûtant dans la foulée un succès enviable, mariée à Frédéric Morel, son premier supporteur, qui l’épaule dans la promotion de son œuvre, elle est prête pour demain. Ses dons précoces, après seulement deux années d’initiation, la révèlent à elle-même et à un public qui la suit.
Certes, depuis qu’elle s’est établie à Bangkok, elle a encore vécu quelques voyages, ne serait-ce que pour les besoins de la cause sculpturale, comme cette période d’apprentissage du travail du verre vénitien auprès des maîtres de Murano, où elle affine sa vision de la couleur à travers les transparences recto-verso d’un matériau aux multiples réfractions, mais elle revient toujours à son ancrage, au creux de l’atelier qu’elle s’est installé en Thaïlande. Le choix de ce pays pourrait paraître étrange ou pour le moins atypique, tant les fervents de la manière asiatique sont d’ordinaire des sinisants ou des indianisants, pour lesquels l’ancien Siam n’offre pas une référence formelle suffisamment forte, une identité esthétique sui-generis.
Venus jadis du nord, les Thaïs ont, comme les habitants de leur grand voisin du septentrion, une langue tonale et une conception bouddhiste de l’univers, mais dans la version hinayaniste de l’Indochine et de Ceylan. L’art du royaume, empreint des influences khmère et birmane, est composite à souhait, proposant aux rêves occidentaux le souriant visage, ou l’admirable mirage de la liberté.
Pourtant, les pièces de Val, ne veulent pas tant dévoiler une envie de liberté, que questionner le monde, son étrangeté. Et pour ce faire, elle n’ignore pas que la fidélité au sujet n’est qu’un prétexte qui témoigne de la relativité du regard de chacun. De la sorte, ses personnages se renouvellent selon l’angle d’approche, et malgré leur difficulté d’identification, ils ne constituent finalement qu’une seule et même entité humaine.
Toutefois, quels que soient les enjeux, la signature de Val c’est la figure. Comme on inscrit son signe en graffiti quelque part dans un coin de la surface, elle situe un petit personnage perdu dans un espace fallacieusement non-figuratif. Là où l’infrastructure se suffit à elle-même, elle adjoint par conséquent cette mince effigie, qui à la fois perturbe le champ visuel et lui confère une autre raison de décrypter sa signification.
En résulte comme un écho du principe taoïste dans la peinture paysagiste des temps passés de l’Empire du Milieu, qui enjoignait de mettre en images l’humilité de l’homme, soumise à la splendeur de la nature. Fût-ce au pied d’une série de monts brumeux mêlant aux nuées leurs masses en pains de sucre, ou les pieds dans les rizières et les eaux-vives des rizières, les acteurs de cette tragi-comédie humaine, ne pouvaient être que petits.
A ceci près, que cela se passait dans le domaine pictural, qui dominait la sculpture, où trônait le gigantisme de la présence personnelle, sous les traits de Siddharta Gautama et ses répliques de pierre, les innombrables bouddhas et autres bodhisattvas, taillés dans les formidables falaises de Yungang, Longmen… et bien d’autres sites, sans oublier la plus titanesque image de la terre, le presque divin « Eveillé de Leshan », de soixante-dix mètres de hauteur.
Contemplant les dimensions minimes des personnages de Val, on pourrait presque parler d’un taoïsme sculptural si l’environnement de ces mini-personnages était des paysages. Or, la nature a été remplacée par des constructions métalliques quasi abstraites, bien que pourvues d’intitulés concrets, mais plus sur le ton de la métaphore que sur celui de la narration. La réalité étant un leurre, voire l’idée que l’on s’en donne, les choses nommées ne sont pas vraiment montrées, les lieux sont des allégories et les titres n’ont pas le pouvoir de tenir ces formes pour totalement figurées.
Tel Invitation au théâtre, par exemple, n’est qu’un agrégat de carrés de métal, désignant plutôt les étais d’une galerie minière, que les portants pluriels d’une scène sans coulisses. La majorité des titres ne prétendent d’ailleurs pas décliner des environnements radicalement figuratifs, mais restituer des ambiances, des ressentis, des silences, des attitudes, des rencontres…
Val entraîne ses créatures dans le maquis des formes les plus dépouillées. Et partant, elle fait converger ces formes non-figurées, même en des édifices tortueux, où le référent devient tour à tour ludique, fantasmatique, ascétique ou expressionniste. Au centre de cet entre-deux, émergent des représentations d’improbables personnes « naines de grande taille », de minuscules figurines si fines, affublées de membres si allongés, qu’elles paraissent surgies de quelque surréaliste défilé de mannequins anorexiques, géantes longilignes égarées dans un monde affolé. Aussi, ces personnages dépourvus d’épaisseur, promènent leur étonnement, par toutes les constructions d’un univers contemporain rendu abstrait, sans signification. A moins qu’ils ne se soient évadés pour une autre planète, ou que notre Terre se soit elle-même changée en une autre planète. Mais si les œuvres d’art ne représentent plus rien, l’art serait-il le reflet du vide ?
Néanmoins, nous l’avons déjà mentionné, les créatures de Val n’arborent pas obligatoirement la peur ou le désespoir, au vu de leurs visages à peine esquissés, de la souplesse signifiante de leur posture corporelle, de leur maintien paisible, de leur dynamisme et de leur propension au dialogue, aucun casus belli ne s’entremet. Même quand elles ont l’air de s’engager au bord d’un précipice ou de s’aventurer sur un fil, ces minces funambules semblent libres, graciles, et ne manifestent pas d’angoisse indue, simplement une certaine gravité altière, à moins que ce ne soit de la distance ou de la réserve.
On savait l’artiste proche de Moore et de Matisse, et on la comprend car tous deux ont représenté des corps en mouvement, et l’évidence nous amène naturellement sur le terrain du suisse Giacometti, qui, son existence entière, s’est efforcé de traquer les limites du réel, et dont tout geste, tout regard, étaient l’objet d’une approche infinie.
Les premières formes humaines forgées par Val, avaient certes l’apparence du bronze battu, le profil des grands brûlés ou d’êtres torturés, échappés la peau en lambeaux, la chair desquamée par plaques, à l’égal du fameux Homme qui marche que Giacometti réalisa en 1960, à la suite de La forêt de 1950 qui, déjà, semblait être rescapée d’un incendie, ne préservant debout, que des troncs calcinés.
Le Marcheur de Giacometti, au port élancé, comme les figurines de Val, possédait, contrairement à celles-ci, les bras inertes, pendant le long du corps, rien dans les mains, ne ciblant nul horizon, et ne réclamant aucune compagnie. Le relief de cette œuvre très répandue, participe de la densité de cet homme inexpressif, hagard, en marche vers nulle part, portant sur les épaules le poids dément d’un monde disparu.
L’environnement étant invisible, cet état crie la destruction, le vide advenu par l’horreur de la guerre. L’homme qui marche sort d’un camp de la mort, en provenance d’un continent rasé par les bombes ou d’une ville atomisée. Mais l’horreur c’est cette fatalité à laquelle on ne peut se soustraire. Le malheur colle aux semelles de la mémoire. On est toujours trop près ou trop loin de l’autre. « L’art contemporain, écrit Daniel Sibony, veut toucher de très près le lointain qui est en nous et nous faire voir à la bonne distance la texture, le grain de nos vies qu’on ne voit plus ».
Compte tenu des différences dans les postures, les contenances, le modelé des sujets, la distance immobile pour l’un, le mouvement pour l’autre, d’une part l’individualisme, de l’autre le désir, Val n’a pas voulu chevaucher, sinon inventer une autre version de l’homme giacomettien, mais elle n’a pu l’ignorer, tout en demeurant maîtresse de ses armes. Fortuitement ou pas, ses statuettes sont les descendantes périphériques de cet ancêtre, les enfants de ce rescapé, héritiers d’un monde en ruine, méconnaissable, ou peut-être reconstruit à l’aune de sa vision.
Sûre de son métier, de ses intentions humaines et esthétiques, adossée à la fermeté de son caractère, Val insère sa famille filiforme dans son nouvel univers, conçu de plusieurs matériaux. Elle avait découvert son désir d’entrer en sculpture par le contact avec la terre, l’argile à pleine main en guise de premier élément, que l’on travaille avec une liberté surveillée, par attaques contrastées du matériau, en respectant son rythme et en y superposant le sien. Puis Val est venue vers d’autres substances, faisant notamment se rencontrer ses grands brûlés de bronze avec d’autres vivants, mais de verre cette fois, dont la transparence colorée adopte un épiderme lisse parfois ondulatoire, et où la lumière enveloppante est envisagée comme une forme en soi. Mais à l’intérieur de la masse translucide, percluse de larmes incrustées et de fragments chromatiques, évoluent les mêmes silhouettes à échelle réduite, droites, légèrement courbées ou en position assise, parfois encadrées par une ceinture de bronze. « La présence des mondes en bronze, renforce le mystère des mondes en verre. La lumière et les ombres illustrent la multiplicité des réalités perceptibles, et toutes ces matières sont des trompe-l’œil, des illusionnistes. Ils alimentent l’idée du labyrinthe où les repères se perdent ». D’autres constructions de verre s’affichent aussi en escaliers, avec soit un personnage à l’intérieur, soit à l’extérieur, où s’immisce une histoire en raccourci, parce que chaque structure a son histoire. Pour les évoquer et entamer ou parfaire le dialogue, Val installe certaines figurines en face d’autres, incluses dans des blocs, comme des fossiles emprisonnés dans des concrétions d’ambre, depuis la plus haute préhistoire. Ou bien par ailleurs, elle laisse leur instinct les guider les uns vers les autres.
L’une de ces créations est intitulée Chat between two worlds en 2016, comme si la conversation pouvait se dérouler entre le temps présent et une ère relevant de la paléoanthropologie, ou d’une époque plus récente mais vitrifiée, comme on agit avec les plus dangereux déchets nucléaires.
La planète sculptée par Val, sous des allures légères, parle-t-elle de plus sourdes pesanteurs ? L’insertion de ses personnages est-elle un art de poser des questions ? Il faudrait opportunément se souvenir des concours organisés au dix-neuvième siècle par l’Académie des Beaux-Arts, pour l’obtention de profitables commandes publiques. Ils comportaient diverses options, historiques ou mythologiques, mais le paysage n’était pas admis, et les postulants devaient placer dans leur vision de la nature, quelques figures, et leur donner des noms de personnalités historiques ou du panthéon gréco-romain, par exemple, pour avoir le droit de candidater dans un des thèmes autorisés.
De nos jours ne subsistent plus de semblables classifications officielles et les artistes ayant renoncé aux apparences, ne sont pas obligés d’adjoindre à leurs compositions des silhouettes humaines pour faire admettre leurs travaux. Nombre de peintres, néanmoins, intercalent des figures au centre de leurs supports, qui ne traduisent aucune réalité, comme si ces divagations visuelles rendaient la couleur et le mouvement des sentiments habitant les visages qu’elles environnent.
Ceci posé, en dépit de ces figures impassibles empreintes de gravité, dont nous avons parlé, et de leur inclination à la mélancolie, chez Val, l’accent dominant reste tourné vers un optimisme nuancé où l’espérance de bonheur ne s’oppose pas à une profonde méditation intérieure, tout en sachant que le bonheur n’est pas quelque chose que l’on vit, mais quelque chose dont on se souvient.
Toutefois, le ton enlevé parfois ludique de ses atmosphères, corrigé par la rigueur architectonique de la mise en espace, connote en filigrane le contenu de ses pièces. Pris en flagrant délit de désir contenu et de fantasmes tus, les acteurs de son itinéraire, loin de toute agressivité, apparaissent bienveillants, à la limite d’une rêverie ininterrompue. Mais c’est avant tout la densité du regard intérieur de l’artiste, qui transmet à cette œuvre sa viabilité. L’homme selon Val, Arnaud Dubus l’a défini avec pertinence, c’est « l’homme sans face, car il est l’homme dans la multitude, l’homme générique, qui a dépassé les conditionnements particuliers pour incarner l’essentiel des attitudes dans son humanité profonde ».
A n’en pas douter, en dehors des mécanismes formels qui articulent cette écriture, il y a là une réflexion sur l’homme et sa condition de souffrance, c’est la base de sa viabilité. Quant à l’action du geste fouaillant la matière par menues touches aux scansions mille fois répétées, il n’est ni complètement autonome, ni complètement bridé, il est simplement un compromis qui obéit à la justesse intuitive de l’artiste.
Maintenant, la tendance à nécessairement vouloir étalonner une œuvre, à lui trouver un créneau historico-esthétique qui lui corresponde, en somme à la remiser définitivement dans une catégorie, perdure, et en outre, c’est le devoir de l’historien, de classer, d’ordonner. A propos de Val, l’exercice ne va pas de soi. D’une part, d’un lyrisme pondéré, de l’autre, géométrisante avec des penchants minimalistes, plus avant, fortement expressive, le tout axé sur une réalité acculée aux limites de ses pouvoirs, sa grammaire visuelle associe souvent ces divers volets. Pourtant il me semble qu’un terme global puisse lui convenir : c’est celui d’assembleuse, en ce qu’elle n’hésite pas à jumeler des matériaux différents. Assemblage, Dubuffet emploie le terme pour la première fois en 1953, pour désigner des œuvres de petit format exécutées avec des matières récupérées. En fait, la frontière qui sépare le constructeur de l’assembleur est étroite, mais du moment que l’œuvre mélange avec efficacité plusieurs matériaux, elle acquiert un nouveau statut et surtout, encore, si l’œuvre met en exergue la différence existant entre la petitesse de l’homme et la grandeur de la nature, elle justifie son rang dans la hiérarchie des courants qui balisent l’art contemporain.
On se doit conjointement de redire que Val est une artiste polymorphe, qui ne craint pas de changer d’échelle et de décloisonner son parcours en abordant l’art monumental. En destituant l’élitisme muséographique pour mettre l’art à la portée du plus grand nombre, elle a fait œuvre sociale à Taïwan, en surplomb de Taichung, avec une longue architecture métallique ondoyante très spectaculaire, et principalement en Thaïlande, où elle a implanté dans l’île de Koh Tao, dans les fonds marins ballotés par les flux ombrageux de la houle ses hautes et fières effigies de bronze. Cette osmose turbulente avec l’élément liquide, est assez insolite pour être remarquée.
Trop tôt disparue, exposée partout en Asie et objet d’une reconnaissance quasi immédiate, à l’heure de toutes les conquêtes, Val nous lègue une œuvre cohérente et inventive, où elle a investi la totalité de son être. Ses mini-récits plaqués dans le bronze ou dans le verre, sont aussi son histoire.
Gérard Xuriguera
Tout en préservant son autonomie, Val n’ignore rien de ces mutations, consciente dans ses propres avancées, du tribut qu’elle doit à ses devanciers. Par conséquent, délestée des impositions de la statuaire commémorative, des contraintes du bloc et du socle, la sculpture est passée du plan à l’espace en devenant signe, à l’aune de ses liens particuliers avec l’environnement. En marge, cependant, des tenants des formalismes, basés sur leur seule autosuffisance, beaucoup de sculpteurs revendiquent toujours un rapport de proximité avec le réel, autant qu’avec leur matériau d’élection. En s’interrogeant, par le biais de leur problématique, sur la place de l’homme dans notre société, ils s’interrogent parallèlement sur le destin d’une époque. [ + ]
Val est de ces artistes qui croient à la pérennité de la charge émotionnelle du visible. Depuis ses commencements, elle donne jour à des sculptures humanistes très stylisées, dont la symbolique renvoie à ce qu’elle porte en elle de plus enfoui. Mais ce qu’elle entend surtout capter, comme elle le souligne, ce sont des « moments », des moments saisis sur le vif, qu’elle fixe dans la structure perforée de ses armatures de bronze, de petit, de moyen ou de grand format, qui s’accordent à la fois à sa pulsion organisatrice et à sa quête d’absolu. Toutefois, au-delà de ses figures filiformes, mitoyennes de ses unités imposantes, dans leur autorité verticale, traversées par le souffle de sa verve spirituelle, Val ne cherche pas à dissimuler son inquiétude, taraudée par la tentative de communion entre ses personnages qu’elle souhaite associer, du moins conduire à davantage de fraternité. « Créer c’est ouvrir des portes en soi » commente-t-elle.
On l’aura compris, l’interprétation de la figure n’a pas déserté le champ d’intervention des sculpteurs contemporains, mais selon leurs codes appropriatifs, la nature de leurs mediums et la tournure cognitive de leur perception. Chez Val, entre lyrisme modulé et virulence expressive, s’entremet une pluralité de directions. D’abord et surtout, la pesée de la glaise dans la main, qui, dosée avec la vigilance requise, façonne ses trames, ensuite pétries et malaxées à dessein, avant d’accueillir sa trace sur le grain de sa peau. Ce travail sur la forme est toujours gouverné par un fort impact sensitif, hors de toute servilité à la stricte ressemblance, position qui ne doit rien au calcul, mais à la pente naturelle de sa lente et sûre évolution, accompagnée de la logique de son instinct. Un instinct nourri de longues méditations sur le sens de la forme et les symboles qu’elle véhicule, au fil d’une iconographie où le sujet continuellement revisité change et ne change pas, tant ses fondements se resserrent toujours autour de l’humain. L’homme debout, en couple ou isolé, encastré ou dansant, immobile ou en équilibre, assis sur le mode du Penseur de Rodin, chevauchant un élément indistinct, assoupi ou faisant signe, face à face, de dos, de profil… mais rarement à l’arrêt, c’est-à-dire le plus souvent en marche, et jamais lâché en totale liberté, en ce que généralement une architecture métallique l’enserre, comme pour le protéger, ou simplement l’abriter, sinon l’héberger, au sein de ses moutonnantes ramures patinées. Cette sorte de géométrie décrochée, conçue de poutrelles portantes à claire-voie, agit à la manière d’un stabilisateur, pour colmater le déséquilibre des protagonistes, en évoquant aussi les rythmes du tissu urbain.
Dans ce théâtre organique qui distingue les corps longilignes, parfois plats et lisses comme des pièces de monnaie, il y a toujours volonté de dialogue, tels un bras sur l’épaule, un corps collé à l’autre, une main sur la main, une promenade côte à côte, ou un frôlement l’attestent, mais les attitudes restent pudiques et ne versent pas dans un glissement charnel, parce que le phénomène de l’image érotique n’entre pas dans le répertoire de Val. Et afin de peaufiner les caractères de cette démarche, on constatera qu’aucun des visages n’est intact et les corps pareillement. Ce n’est pas là une systématique, simplement un besoin viscéral de dire son mal-être au moyen des envolées creusées de la touche, qui l’apparentent au geste exacerbé de Germaine Richier. Ainsi, la concentration des formes provoque une prolifération cellulaire qui met l’accent sur l’intervention de sa main fouaillant une matière tour à tour convulsée et triturée, fédératrice d’entailles bosselées et de chutes ravinées, où se niche un sentiment plutôt dramatique. Il en émane une impression d’isolement, de détresse individuelle et collective, de solitude et de désarroi. Non que Val déclare ou laisse entrevoir son pessimisme, même si le sort du monde et ses turbulences l’apostrophent, sa réponse tient dans la réunion de ses groupes humains ou de ses couples main dans la main, auxquels un ballet immobile coulé dans le métal, apporte une note plus rassurante avec ses élans sensibles.
La somme de ces personnages, piliers de cette pantomime à double face, ne sont pas négligemment éparpillés dans la matière, ils se trouvent à l’endroit exact où l’artiste a voulu les placer, c’est-à-dire au cœur ou sur les marges d’une suite d’architectures coordonnées par une géométrie stabilisatrice, qui abrite leurs évolutions. Certaines forment un dispositif trapézoïdal où l’homme occupe à l’extrémité inférieure une position à son échelle, d’autres se contentent d’une charpente quadrangulaire plus large, accueillant un couple sur la margelle en aval, quand d’autres silhouettes juchées sur un axe métallique esquissent un pas de danse. Plus loin, s’élève un échafaudage vertical en bronze ajouré de guingois, avec ses inévitables petits protagonistes, qui côtoient d’autres aménagements de même type, plus minces ou plus pansus, et d’autres encore en escaliers, flanqués d’unités arborées et de deux cariatides qui les soutiennent.
Toujours animée par la volonté de changement, Val élabore aussi pour ses acteurs des éléments en portiques, les enserre dans des cercles, des quadrillages, et les montre aussi enlacés, tête à tête ou de dos. Sous ces latitudes, l’imagination est au pouvoir, au même titre que la maîtrise technique. De l’accord de ces deux leviers, procèdent des cités fantastiques, des villes introuvables, où l’homme dans sa petitesse est confronté à l’immensité de la nature. C’est ce rapport nature-culture qui sanctionne les étapes de cet itinéraire.
A présent, comment, après une enfance et une adolescence transhumantes, dans le sillage familial, opter pour la troisième dimension, alors que rien dans les antécédents de l’artiste qui nous convoque, ne l’aurait laissé présager ? Comment affronter les arcanes hasardeux de l’art, quand une vie professionnelle gratifiante à Paris vous sied ? Et en outre, lorsqu’on connaît les terribles conditions d’existence de la plupart des artistes ? Par goût de l’aventure, par défi, naïveté, provocation ou trop grande confiance en soi ? L’énigme de la vocation perdure, mais que vaut la vie sans quelque risque ?
Etre artiste, c’est une autre vie, et pour beaucoup, c’est un pays ailleurs, pour se recréer dans la chrysalide de l’incognito et privilégier l’anonymat pour se faire un nom. Ainsi Valérie Goutard, dans le but de renaître en art, dans un lointain territoire, devint Val. Ayant donc partagé ses jeunes années entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, elle rompt les amarres avec sa terre natale et son nomadisme, afin de se sédentariser sur le seul continent où elle n’avait jamais habité auparavant : l’Asie, et plus exactement la Thaïlande. Disposant rapidement d’un atelier ample, confortable et fonctionnel, goûtant dans la foulée un succès enviable, mariée à Frédéric Morel, son premier supporteur, qui l’épaule dans la promotion de son œuvre, elle est prête pour demain. Ses dons précoces, après seulement deux années d’initiation, la révèlent à elle-même et à un public qui la suit.
Certes, depuis qu’elle s’est établie à Bangkok, elle a encore vécu quelques voyages, ne serait-ce que pour les besoins de la cause sculpturale, comme cette période d’apprentissage du travail du verre vénitien auprès des maîtres de Murano, où elle affine sa vision de la couleur à travers les transparences recto-verso d’un matériau aux multiples réfractions, mais elle revient toujours à son ancrage, au creux de l’atelier qu’elle s’est installé en Thaïlande. Le choix de ce pays pourrait paraître étrange ou pour le moins atypique, tant les fervents de la manière asiatique sont d’ordinaire des sinisants ou des indianisants, pour lesquels l’ancien Siam n’offre pas une référence formelle suffisamment forte, une identité esthétique sui-generis.
Venus jadis du nord, les Thaïs ont, comme les habitants de leur grand voisin du septentrion, une langue tonale et une conception bouddhiste de l’univers, mais dans la version hinayaniste de l’Indochine et de Ceylan. L’art du royaume, empreint des influences khmère et birmane, est composite à souhait, proposant aux rêves occidentaux le souriant visage, ou l’admirable mirage de la liberté.
Pourtant, les pièces de Val, ne veulent pas tant dévoiler une envie de liberté, que questionner le monde, son étrangeté. Et pour ce faire, elle n’ignore pas que la fidélité au sujet n’est qu’un prétexte qui témoigne de la relativité du regard de chacun. De la sorte, ses personnages se renouvellent selon l’angle d’approche, et malgré leur difficulté d’identification, ils ne constituent finalement qu’une seule et même entité humaine.
Toutefois, quels que soient les enjeux, la signature de Val c’est la figure. Comme on inscrit son signe en graffiti quelque part dans un coin de la surface, elle situe un petit personnage perdu dans un espace fallacieusement non-figuratif. Là où l’infrastructure se suffit à elle-même, elle adjoint par conséquent cette mince effigie, qui à la fois perturbe le champ visuel et lui confère une autre raison de décrypter sa signification.
En résulte comme un écho du principe taoïste dans la peinture paysagiste des temps passés de l’Empire du Milieu, qui enjoignait de mettre en images l’humilité de l’homme, soumise à la splendeur de la nature. Fût-ce au pied d’une série de monts brumeux mêlant aux nuées leurs masses en pains de sucre, ou les pieds dans les rizières et les eaux-vives des rizières, les acteurs de cette tragi-comédie humaine, ne pouvaient être que petits.
A ceci près, que cela se passait dans le domaine pictural, qui dominait la sculpture, où trônait le gigantisme de la présence personnelle, sous les traits de Siddharta Gautama et ses répliques de pierre, les innombrables bouddhas et autres bodhisattvas, taillés dans les formidables falaises de Yungang, Longmen… et bien d’autres sites, sans oublier la plus titanesque image de la terre, le presque divin « Eveillé de Leshan », de soixante-dix mètres de hauteur.
Contemplant les dimensions minimes des personnages de Val, on pourrait presque parler d’un taoïsme sculptural si l’environnement de ces mini-personnages était des paysages. Or, la nature a été remplacée par des constructions métalliques quasi abstraites, bien que pourvues d’intitulés concrets, mais plus sur le ton de la métaphore que sur celui de la narration. La réalité étant un leurre, voire l’idée que l’on s’en donne, les choses nommées ne sont pas vraiment montrées, les lieux sont des allégories et les titres n’ont pas le pouvoir de tenir ces formes pour totalement figurées.
Tel Invitation au théâtre, par exemple, n’est qu’un agrégat de carrés de métal, désignant plutôt les étais d’une galerie minière, que les portants pluriels d’une scène sans coulisses. La majorité des titres ne prétendent d’ailleurs pas décliner des environnements radicalement figuratifs, mais restituer des ambiances, des ressentis, des silences, des attitudes, des rencontres…
Val entraîne ses créatures dans le maquis des formes les plus dépouillées. Et partant, elle fait converger ces formes non-figurées, même en des édifices tortueux, où le référent devient tour à tour ludique, fantasmatique, ascétique ou expressionniste. Au centre de cet entre-deux, émergent des représentations d’improbables personnes « naines de grande taille », de minuscules figurines si fines, affublées de membres si allongés, qu’elles paraissent surgies de quelque surréaliste défilé de mannequins anorexiques, géantes longilignes égarées dans un monde affolé. Aussi, ces personnages dépourvus d’épaisseur, promènent leur étonnement, par toutes les constructions d’un univers contemporain rendu abstrait, sans signification. A moins qu’ils ne se soient évadés pour une autre planète, ou que notre Terre se soit elle-même changée en une autre planète. Mais si les œuvres d’art ne représentent plus rien, l’art serait-il le reflet du vide ?
Néanmoins, nous l’avons déjà mentionné, les créatures de Val n’arborent pas obligatoirement la peur ou le désespoir, au vu de leurs visages à peine esquissés, de la souplesse signifiante de leur posture corporelle, de leur maintien paisible, de leur dynamisme et de leur propension au dialogue, aucun casus belli ne s’entremet. Même quand elles ont l’air de s’engager au bord d’un précipice ou de s’aventurer sur un fil, ces minces funambules semblent libres, graciles, et ne manifestent pas d’angoisse indue, simplement une certaine gravité altière, à moins que ce ne soit de la distance ou de la réserve.
On savait l’artiste proche de Moore et de Matisse, et on la comprend car tous deux ont représenté des corps en mouvement, et l’évidence nous amène naturellement sur le terrain du suisse Giacometti, qui, son existence entière, s’est efforcé de traquer les limites du réel, et dont tout geste, tout regard, étaient l’objet d’une approche infinie.
Les premières formes humaines forgées par Val, avaient certes l’apparence du bronze battu, le profil des grands brûlés ou d’êtres torturés, échappés la peau en lambeaux, la chair desquamée par plaques, à l’égal du fameux Homme qui marche que Giacometti réalisa en 1960, à la suite de La forêt de 1950 qui, déjà, semblait être rescapée d’un incendie, ne préservant debout, que des troncs calcinés.
Le Marcheur de Giacometti, au port élancé, comme les figurines de Val, possédait, contrairement à celles-ci, les bras inertes, pendant le long du corps, rien dans les mains, ne ciblant nul horizon, et ne réclamant aucune compagnie. Le relief de cette œuvre très répandue, participe de la densité de cet homme inexpressif, hagard, en marche vers nulle part, portant sur les épaules le poids dément d’un monde disparu.
L’environnement étant invisible, cet état crie la destruction, le vide advenu par l’horreur de la guerre. L’homme qui marche sort d’un camp de la mort, en provenance d’un continent rasé par les bombes ou d’une ville atomisée. Mais l’horreur c’est cette fatalité à laquelle on ne peut se soustraire. Le malheur colle aux semelles de la mémoire. On est toujours trop près ou trop loin de l’autre. « L’art contemporain, écrit Daniel Sibony, veut toucher de très près le lointain qui est en nous et nous faire voir à la bonne distance la texture, le grain de nos vies qu’on ne voit plus ».
Compte tenu des différences dans les postures, les contenances, le modelé des sujets, la distance immobile pour l’un, le mouvement pour l’autre, d’une part l’individualisme, de l’autre le désir, Val n’a pas voulu chevaucher, sinon inventer une autre version de l’homme giacomettien, mais elle n’a pu l’ignorer, tout en demeurant maîtresse de ses armes. Fortuitement ou pas, ses statuettes sont les descendantes périphériques de cet ancêtre, les enfants de ce rescapé, héritiers d’un monde en ruine, méconnaissable, ou peut-être reconstruit à l’aune de sa vision.
Sûre de son métier, de ses intentions humaines et esthétiques, adossée à la fermeté de son caractère, Val insère sa famille filiforme dans son nouvel univers, conçu de plusieurs matériaux. Elle avait découvert son désir d’entrer en sculpture par le contact avec la terre, l’argile à pleine main en guise de premier élément, que l’on travaille avec une liberté surveillée, par attaques contrastées du matériau, en respectant son rythme et en y superposant le sien. Puis Val est venue vers d’autres substances, faisant notamment se rencontrer ses grands brûlés de bronze avec d’autres vivants, mais de verre cette fois, dont la transparence colorée adopte un épiderme lisse parfois ondulatoire, et où la lumière enveloppante est envisagée comme une forme en soi. Mais à l’intérieur de la masse translucide, percluse de larmes incrustées et de fragments chromatiques, évoluent les mêmes silhouettes à échelle réduite, droites, légèrement courbées ou en position assise, parfois encadrées par une ceinture de bronze. « La présence des mondes en bronze, renforce le mystère des mondes en verre. La lumière et les ombres illustrent la multiplicité des réalités perceptibles, et toutes ces matières sont des trompe-l’œil, des illusionnistes. Ils alimentent l’idée du labyrinthe où les repères se perdent ». D’autres constructions de verre s’affichent aussi en escaliers, avec soit un personnage à l’intérieur, soit à l’extérieur, où s’immisce une histoire en raccourci, parce que chaque structure a son histoire. Pour les évoquer et entamer ou parfaire le dialogue, Val installe certaines figurines en face d’autres, incluses dans des blocs, comme des fossiles emprisonnés dans des concrétions d’ambre, depuis la plus haute préhistoire. Ou bien par ailleurs, elle laisse leur instinct les guider les uns vers les autres.
L’une de ces créations est intitulée Chat between two worlds en 2016, comme si la conversation pouvait se dérouler entre le temps présent et une ère relevant de la paléoanthropologie, ou d’une époque plus récente mais vitrifiée, comme on agit avec les plus dangereux déchets nucléaires.
La planète sculptée par Val, sous des allures légères, parle-t-elle de plus sourdes pesanteurs ? L’insertion de ses personnages est-elle un art de poser des questions ? Il faudrait opportunément se souvenir des concours organisés au dix-neuvième siècle par l’Académie des Beaux-Arts, pour l’obtention de profitables commandes publiques. Ils comportaient diverses options, historiques ou mythologiques, mais le paysage n’était pas admis, et les postulants devaient placer dans leur vision de la nature, quelques figures, et leur donner des noms de personnalités historiques ou du panthéon gréco-romain, par exemple, pour avoir le droit de candidater dans un des thèmes autorisés.
De nos jours ne subsistent plus de semblables classifications officielles et les artistes ayant renoncé aux apparences, ne sont pas obligés d’adjoindre à leurs compositions des silhouettes humaines pour faire admettre leurs travaux. Nombre de peintres, néanmoins, intercalent des figures au centre de leurs supports, qui ne traduisent aucune réalité, comme si ces divagations visuelles rendaient la couleur et le mouvement des sentiments habitant les visages qu’elles environnent.
Ceci posé, en dépit de ces figures impassibles empreintes de gravité, dont nous avons parlé, et de leur inclination à la mélancolie, chez Val, l’accent dominant reste tourné vers un optimisme nuancé où l’espérance de bonheur ne s’oppose pas à une profonde méditation intérieure, tout en sachant que le bonheur n’est pas quelque chose que l’on vit, mais quelque chose dont on se souvient.
Toutefois, le ton enlevé parfois ludique de ses atmosphères, corrigé par la rigueur architectonique de la mise en espace, connote en filigrane le contenu de ses pièces. Pris en flagrant délit de désir contenu et de fantasmes tus, les acteurs de son itinéraire, loin de toute agressivité, apparaissent bienveillants, à la limite d’une rêverie ininterrompue. Mais c’est avant tout la densité du regard intérieur de l’artiste, qui transmet à cette œuvre sa viabilité. L’homme selon Val, Arnaud Dubus l’a défini avec pertinence, c’est « l’homme sans face, car il est l’homme dans la multitude, l’homme générique, qui a dépassé les conditionnements particuliers pour incarner l’essentiel des attitudes dans son humanité profonde ».
A n’en pas douter, en dehors des mécanismes formels qui articulent cette écriture, il y a là une réflexion sur l’homme et sa condition de souffrance, c’est la base de sa viabilité. Quant à l’action du geste fouaillant la matière par menues touches aux scansions mille fois répétées, il n’est ni complètement autonome, ni complètement bridé, il est simplement un compromis qui obéit à la justesse intuitive de l’artiste.
Maintenant, la tendance à nécessairement vouloir étalonner une œuvre, à lui trouver un créneau historico-esthétique qui lui corresponde, en somme à la remiser définitivement dans une catégorie, perdure, et en outre, c’est le devoir de l’historien, de classer, d’ordonner. A propos de Val, l’exercice ne va pas de soi. D’une part, d’un lyrisme pondéré, de l’autre, géométrisante avec des penchants minimalistes, plus avant, fortement expressive, le tout axé sur une réalité acculée aux limites de ses pouvoirs, sa grammaire visuelle associe souvent ces divers volets. Pourtant il me semble qu’un terme global puisse lui convenir : c’est celui d’assembleuse, en ce qu’elle n’hésite pas à jumeler des matériaux différents. Assemblage, Dubuffet emploie le terme pour la première fois en 1953, pour désigner des œuvres de petit format exécutées avec des matières récupérées. En fait, la frontière qui sépare le constructeur de l’assembleur est étroite, mais du moment que l’œuvre mélange avec efficacité plusieurs matériaux, elle acquiert un nouveau statut et surtout, encore, si l’œuvre met en exergue la différence existant entre la petitesse de l’homme et la grandeur de la nature, elle justifie son rang dans la hiérarchie des courants qui balisent l’art contemporain.
On se doit conjointement de redire que Val est une artiste polymorphe, qui ne craint pas de changer d’échelle et de décloisonner son parcours en abordant l’art monumental. En destituant l’élitisme muséographique pour mettre l’art à la portée du plus grand nombre, elle a fait œuvre sociale à Taïwan, en surplomb de Taichung, avec une longue architecture métallique ondoyante très spectaculaire, et principalement en Thaïlande, où elle a implanté dans l’île de Koh Tao, dans les fonds marins ballotés par les flux ombrageux de la houle ses hautes et fières effigies de bronze. Cette osmose turbulente avec l’élément liquide, est assez insolite pour être remarquée.
Trop tôt disparue, exposée partout en Asie et objet d’une reconnaissance quasi immédiate, à l’heure de toutes les conquêtes, Val nous lègue une œuvre cohérente et inventive, où elle a investi la totalité de son être. Ses mini-récits plaqués dans le bronze ou dans le verre, sont aussi son histoire.
Gérard Xuriguera
Interview de Val par François-Bernard Mâche
31 mars 2014
F-B.M. : Dans vos données biographiques, vous évoquez une rencontre déterminante pour vous qui arriviez d’un tout autre monde que la sculpture. J’aimerais en savoir plus sur cette rencontre.
VAL : C’est une personne qui compte beaucoup pour moi, je la vois à chaque fois que je viens à Paris.
F-B.M. : Elle est sculpteur elle-même ?
VAL : Après une formation de commissaire priseur elle a fait de la sculpture, et aujourd’hui, elle dessine des bijoux. C’étaient des relations de voisinage au début, on s’est bien entendues. J’étais un peu bluffée par sa culture, que pour ma part je n’avais pas du tout dans le domaine ni de la sculpture, ni de la peinture, ni des antiquités. En fait, on a passé de vrais bons moments ensemble et, un beau jour, elle m’a fait faire de la sculpture, du modelage. Cela a été du coup comme une révélation. Mon amour pour la sculpture est né de manière complètement immédiate.
François-Bernard Mâche
Compositeur. Élu membre de
l’Académie Française des beaux-arts

F-B.M. : Donc, à l’âge adulte ?
VAL : Oui, je devais avoir 33 à 35 ans.
F-B.M. : Sans qu’il y ait eu, pendant votre enfance des tentations de bricoler, comme chez beaucoup d’enfants …
VAL : En effet, et je n’ai jamais été repérée par aucun professeur de dessin (rires).
F-B.M. : C’est quand même assez extraordinaire, on dit en général que les sculpteurs sont des gens à la maturation lente, qu’ils n’y arrivent qu’à la cinquantaine. Vous, vous avez brûlé les étapes, vous êtes partie tard mais arrivée plus tôt que les autres.
VAL : Mais je pense que la maturité acquise lors de ma vie d’avant a été extrêmement importante, parce qu’il y a plusieurs choses : il y a les heures passées à son travail, mais aussi l’expérience personnelle de l’homme ou de la femme qui a quelque chose à dire, et je pense que toutes les années d’avant m’ont permis de brûler les étapes en termes de maturité de la personne. J’ai été prise par une espèce d’urgence et de nécessité de rattraper le temps perdu, ce qui fait que j’ai travaillé énormément, mais vraiment énormément, pendant les douze dernières années qui sont mes années de sculpture.[ + ]
F-B.M. : C’est un parcours tout à fait original. Donc, à part ce contact avec cette amie, vous êtes une autodidacte presque complète ?
VAL : Oui presque complètement. Avec cette amie, j’ai suivi des cours pendant un an, à une matinée par semaine, chez un sculpteur et peintre pas loin de la maison. C’est elle qui m’a aidée à réaliser le seul bronze que j’ai fondu en France. Mais en fait, ma grande école de sculpture, cela a été à la fonderie en Thaïlande où j’ai corrigé toutes mes cires perdues. Pendant des années j’ai passé deux à trois jours par semaine à la fonderie et là, j’ai énormément appris au contact de tous les ouvriers. Jusque là, j’avais eu des premiers retours encourageants sur mes premières sculptures, en terre à l’époque.
F-B.M. : Vous pratiquiez le modelage ?
VAL : Oui, de la terre pendant deux ou trois ans. Mais avec la cire, j’assemble finalement avec les mêmes techniques de modelage. Mon travail est un travail d’addition de matière et non de sculpture dans la masse que je n’ai jamais pratiquée.
F-B.M. : Vous avez abandonné l’usage de la terre ?
VAL : Oui, parce qu’il s’avère qu’en Thaïlande le climat est très chaud, donc les sculptures en terre sèchent avec une rapidité trop importante. En outre, très vite, je me suis orientée vers des personnages assez filiformes, et des architectures pour lesquelles la terre n’est pas du tout adaptée comme matériau.
F-B.M. : Est-ce qu’en-dehors, ou après, cette révélation des matériaux et de votre envie de les manipuler, vous avez aussi découvert tout un monde antérieurement ignoré, auquel vous auriez à vous référer ou vous opposer, celui d’autres sculpteurs comme Germaine Richier, ou Giacometti ?
VAL : Pas vraiment. Après cette rencontre initiale, j’ai quitté la France, et je me suis sentie beaucoup plus libre d’initier un nouveau parcours. Cela aurait été beaucoup plus difficile en France où l’on ne me regardait pas comme un sculpteur. Tandis que lorsque je suis arrivée en Thaïlande, je me suis positionnée d’emblée comme sculpteur, et du coup, dans l’esprit de mon entourage, je l’étais … A mes débuts, j’ai toujours considéré que mon inculture dans le domaine de la sculpture était une chance, parce que cela me permettait d’aller absolument librement dans la direction que je souhaitais.
F-B.M. : Vous préfériez ne pas savoir ce que faisaient les autres ?
VAL : Exactement, jusqu’à atteindre un peu plus de maturité où du coup, après, ce que font les autres peut continuer à alimenter une réflexion, une fois que le parcours est déjà initié.
F-B.M. : C’est très surprenant ce que vous me dites, mais je vous comprends. Vous êtes au départ un peu comme les artistes qu’on appelle à tort naïfs, c’est-à-dire qui ne veulent pas connaître de références a priori, et qui surtout veulent faire sortir quelque chose du fond d’eux-mêmes.
VAL : Absolument.
F-B.M. : Est-ce que cela s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui, cette volonté de ne pas trop vous occuper de ce que font les autres ni de ce qu’il y a eu avant … ?
VAL : Je commence à m’ouvrir plus à ce que font les autres, parce que je me sens aussi plus sûre de moi …. Quand j’entrais dans un chemin qui n’était pas du tout prémédité, je n’avais pas une confiance en moi fabuleuse, et du coup, quand on regarde les grands maîtres, on peut se sentir …
F-B.M. : On peut craindre d’être inhibé ?
VAL : Oui, parce qu’en fait, il faut déjà sentir qu’on suit son propre sillon pour pouvoir se dire : « quel que soit ce sillon, on y est, on y est bien, et on a envie de continuer à le creuser et de le poursuivre ». A ce moment-là seulement j’ai pu commencer à m’ouvrir davantage à la culture du domaine de la sculpture. Mais au départ j’ai considéré que c’était une chance de voyager sans bagages.
F-B.M. : La légende dit que le Corrège découvrant la peinture de Raphael s’était exclamé : « Anch’io son pittore ». Votre révélation n’a pas été tout à fait du même ordre. Ce n’est pas en découvrant une sculpture existante, mais en manipulant vous-même le matériau, que tout a commencé. C’était quand même aussi un stimulus venu de l’extérieur, votre rencontre.
VAL : Oui, très certainement.
F-B.M. : Mais ce n’était pas une référence, c’est-à-dire que la personne en question n’est pas devenue le sculpteur idéal ?
VAL : Non, pas du tout, mais elle continue à m’apporter beaucoup, par exemple, récemment, elle m’a emmenée voir l’exposition de Bill Viola que je ne connaissais même pas de nom, et qui m’a donné un choc émotionnel très très fort. Mais c’est plus la littérature que des œuvres visuelles qui m’ont nourrie depuis mon enfance. Par exemple, pour prendre un exemple récent, l’œuvre de François Cheng « Cinq méditations sur la beauté », qui m’a semblé fournir des mots pour expliquer mon travail.
F-B.M. : Donc une littérature de réflexion plutôt que de fiction ?
VAL : Oui, mais depuis seulement deux ans. Auparavant, j’étais plutôt dans la littérature de fiction.
F-B.M. : François Cheng, c’est quelqu’un qui a réfléchi sur la culture chinoise surtout.
VAL : Oui, mais depuis sa vingtième année, il a adopté la France et a construit des passerelles entre les deux cultures. Ses « Cinq méditations sur la beauté » ont été un choc pour moi. Après j’ai aussi lu « Cinq méditations sur la mort » qui reprennent ses thèmes, un livre de calligraphie. Il a écrit des romans que j’ai également relus. Du coup, j’ai pu expliquer mes architectures, avec ces espaces, ces pleins et ces vides, comme une sorte de rythme mettant l’homme en marche, comme une impulsion qui sourd de la terre et qui fait qu’on se lève le matin pour faire ce qu’on a à faire. En lisant ses livres, j’ai mis des mots beaucoup plus forts sur ce que cela peut être, avec les notions de yin de yang, de vide médian avec l’énergie qui peut circuler et d’équilibre du coup entre l’homme, l’architecture et le monde qui l’entoure.
F-B.M. : Vous êtes vous-même devenue d’une certaine manière un sculpteur asiatique depuis votre implantation à Bangkok ?
VAL : Oui, on peut dire ça, tout en restant toujours une étrangère sur ce continent et dans ce pays où je me sens si bien que j’y finirai sans doute mes jours.
F-B.M. : C’est une façon d’être libre, de rester libre.
VAL : Oui c’est une façon d’être libre.
F-B.M. : Donc vous êtes citoyenne du monde.
VAL : C’est joli, mais oui.
F-B.M. : Je voudrais maintenant recueillir vos réactions devant certaines œuvres, pour mieux vous comprendre vous-même. Voici par exemple un petit bronze d’art tribal indien. Comment le voyez-vous ?
VAL : pour moi, c‘est une sorte de totem, et ce que je retrouve, ce sont les personnages qui font partie du monde au même titre qu’un arbre …
F-B.M. : Oui, c’est pour ça que j’ai pensé à vous. Je pensais qu’il pouvait y avoir quelques affinités.
VAL : Oui absolument. Il y a ce jeu de vides et de pleins qui fait qu’on peut voir au travers de la sculpture et pour moi c’est une manière d’intégrer le monde, de dire que le monde existant fait partie de la sculpture. C’est plein de poésie.
F-B.M. : C’est certainement aussi plein d’allusions à un système de croyances, de pensées, que je ne connais pas. Cet arbre doit avoir un sens dans leurs traditions.
VAL : Il y a une espèce de chaîne des humains aussi.
F-B.M. : Ça prolifère, j’ai compté : il y a dix-sept personnages.
VAL : J’aime cette idée-là aussi : on est seul par rapport à un imaginaire qui nous est propre et en même temps je trouve, de manière très curieuse, que c’est quand on s’ouvre, qu’on regarde l’extérieur, qu’on s’aperçoit que plein de gens, de manière isolée, vont dans une même direction, et pour moi j’ai l’impression de participer à une chaîne qui nous dépasse totalement. Par exemple chez Bill Viola, je trouve aussi qu’il y a un côté très mystique dans tout ce qu’il fait, d’interrogations sur la mort, sur le bagage qu’on emporte, et cela rejoint cette idée de François Cheng qui est très belle, où il parle de la vie qui prend son incroyable force par l’inéluctabilité de la mort, et qui propose du coup, au lieu de regarder la mort du côté de la vie, de regarder la vie en se positionnant sur l’autre berge, et de se dire : bon bien voilà, quel sens on donne à notre vie pour être comme un fruit mûr où on a apporté toute la richesse possible au moment où le passage se fait. Voilà, et toutes ces notions-là, d’homme qui a son destin qui avance, qui ne sait pas forcément où il va vraiment, mais qui avance relativement serein parmi toutes les agitations, cela me parle beaucoup.
F-B.M. : Je comprends ce que vous dites, mais alors à la question que je voudrais poser je devine peut-être votre réponse : y aurait-il des artistes, Bill Viola ou des sculpteurs ou autre chose, que vous aimeriez rencontrer ? Est-ce que vous auriez quelque chose à leur dire ? ou bien est-ce que finalement votre vision appartient à un rêve intérieur, sans que les autres puissent apporter autre chose qu’une espèce de figuration ? Attendez-vous que quelqu’un vous révèle quelque chose d’essentiel ?
VAL : D’essentiel, non, ça non. Quant à rencontrer des artistes comme Bill Viola ou comme François Cheng, je me sentirais toute intimidée face à eux déjà, mais oui, oui, je serais tout à fait passionnée par ce qu’ils pourraient dire et j’aurais quelque chose à leur dire. Il y a quelque chose qui m’a beaucoup portée sur ces douze années de sculpture, c’est le regard extérieur des autres sur mon travail. Pour être tout à fait honnête avec moi-même, si à un certain moment je n’avais pas eu sur mon travail des regards positifs qui m’ont portée, qui m’ont emmenée plus loin à chaque fois, je ne sais pas si j’aurais eu ce besoin de créer que je n’avais pas eu jusqu’à trente-trois ans. Je n’en suis pas sûre.
F-B.M. : Oui, le regard des autres, le succès, est important comme encouragement et comme confirmation.
VAL : Et au-delà, l’idée que mon travail, qui correspond à une vision intérieure et très intuitive, ça c’est sûr, soit aussi quelque chose où les autres se reconnaissent beaucoup. Je pense que c’est cela qui donne une force à ce que je fais. Je me sens un peu à part et dans ma bulle quand je travaille et quand j’étais plus jeune. Mais en même temps je ressens comme très rassurant de pouvoir me dire que des tonnes de gens le ressentent.
F-B.M. : Oui, parce que dans l’art actuel cette importance donnée à l’humain a beaucoup périclité. Elle est même devenue rare, finalement.
VAL : Oui, c’est devenu beaucoup plus intellectuel, je pense.
F-B.M. : Il y a en effet beaucoup plus d’installateurs et de faux philosophes que de vrais peintres.
VAL : Moi je suis sculpteur, je ne suis pas philosophe, je ne suis pas écrivain. Mais je crois que les arts différents des nôtres enrichissent, apportent quelque chose, alimentent une réflexion. Il y a une artiste que j’aime beaucoup, sans avoir vu beaucoup de ses toiles, mais dont j’ai aussi lu les livres, c’est Fabienne Verdier.
F-B.M. : Qui fait de la calligraphie géante.
VAL : Oui, mais c’est de la peinture.
F-B.M. : C’est vrai. Cela m’amène à vous interroger sur quelque chose que j’avais prévu d’évoquer plus tard, mais peu importe : la couleur. Les sculpteurs sont à priori des gens pour qui la couleur n’est pas déterminante, mais il m’a semblé que dans vos productions à partir de la fin des années 2010, vous introduisiez une recherche sur les patines, sur des couleurs assez marquées.
VAL : Je pense effectivement que la couleur de la patine a beaucoup d’influence sur la perception finale de la pièce. C’est-à-dire qu’il y a des couleurs qui vont adoucir les angles, il y a des couleurs qui vont rendre quelque chose de plus fort, dans les tonalités entre très foncé et plus clair, il y a vraiment des choses qui se passent. J’ai tâtonné, et il y a des années où effectivement j’ai testé du rouge, du vert, du bleu.
F-B.M. : Oui, vers 2009-2010.
VAL : En fait pour moi, c’était trop marqué. Je pense qu’en fait il faut aller vers quelque chose de plus subtil, et aujourd’hui la grande chance que j’ai, c’est d’avoir dans mon équipe deux personnes avec qui nous collaborons pour définir vraiment vers où on va en termes de patine. Nous avons pris le temps de faire des recherches, et, du coup, aujourd’hui, il m’arrive sur certaines pièces de penser d’abord à un certain type de patine et parfois de me dire que cela ne convient pas, d’aller dans une autre direction, de recommencer, et finalement de faire autre chose.
F-B.M. : Il y a une autre question technique que j’aimerais évoquer : le volume. Il me semble que pour beaucoup de vos sculptures, il n’est pas indispensable de tourner autour, et que le point de vue principal est à deux dimensions. Est-ce que c’est juste ?
VAL : Ça dépend, non je ne dirais pas ça. Pour certaines oui, d’autant plus en 2 D que dans certains cas, j’aime rajouter une ombre projetée sur le mur liée à la sculpture. Là, on est complètement dans deux dimensions. Mais il y a certaines pièces comme Ville Fantastique ou Attrait de la liberté qui sont vraiment en trois dimensions. En tout cas, ce qui me semble important quand on voit une sculpture, une peinture, quand on lit un livre, qu’on écoute une musique, ce n’est pas le choix qui a été fait d’une technique ou d’un principe, c’est qu’il y ait une émotion qui en jaillisse, qu’il y ait une interaction entre la personne qui regarde, qui écoute et l’objet regardé et qu’il y ait une espèce de dialogue qui se crée finalement entre les deux.


F-B.M. : Oui, l’art conceptuel est peut-être la chose la plus éloignée de ça.
VAL : En effet, je ne suis pas du tout dans cette mouvance.
F-B.M. : J’aimerais approfondir un peu cette idée intéressante de dialogue que vous avez évoquée.
VAL : Ce qui me frappe toujours, c’est que les personnes qui regardent mon travail se projettent et imaginent des histoires.
F-B.M. : Justement, je voulais vous faire parler de ça.
VAL : Aujourd’hui, ce que j’ai envie de dire sur ce qui me guide, et qui provient de certaines réactions que j’ai pu provoquer, et que j’ai trouvées intéressantes, c’est une sorte de recherche d’équilibre dans le déséquilibre. C’est, bien que les choses puissent paraître chaotiques à certains moments, de trouver néanmoins une espèce d’équilibre qui se mette en place avec d’autre part une notion d’espérance. J’ai des sculptures qui sont peut-être plus joyeuses que d’autres mais il n’y a jamais de désespoir.

F-B.M. : Vous m’étonnez, car j’ai trouvé certaines situations inquiétantes dans vos sculptures. Dans La traversée, par exemple, qu’est-ce qui a amené les personnages là-haut et pourquoi prennent-ils un tel risque de sauter ?
VAL : Je vais vous raconter l’idée qui m’a amenée à cette sculpture. C’est un couple que je connaissais un petit peu mais pas plus que ça, et soudainement on a appris que le mari est décédé, et donc j’ai appelé cette femme que je connaissais un peu pour me manifester. Je l’ai sentie tellement forte avec ses deux adolescents qui étaient avec elle que je me suis dit qu’elle allait surmonter l’obstacle et qu’elle avait une force d’entraînement, de survie, pour surmonter l’épreuve. Donc pour moi cette sculpture veut dire que dans la vie on a des épreuves qui peuvent être très fortes, mais qu’on peut avec le temps et les surprises de la vie arriver à surmonter l’épreuve, et en sortir potentiellement grandi. Une psychologue qui a vu cette sculpture à un salon où je lui racontais cela, me disait que le deuxième pendant ou paravent était plus haut que le premier et pour elle c’était vraiment l’idée que quand on arrive à surmonter une épreuve on en sort finalement grandi. Pour moi, il n’y a pas du tout de désespoir dans cette sculpture, je sens qu’ils vont atteindre l’autre rive.
F-B.M. : Comme dit le titre, ils vont traverser, et non tomber dans le vide.
VAL: Voilà. Mais chacun a sa propre interprétation : pour certains ils vont tomber, pour d’autres ils vont traverser… Pour ma part, ce que j’aimais dans cette sculpture, c’est cette idée de fragilité des personnages par rapport à ces deux socles qui sont relativement mouvementés, torturés dans leur modelé.
F-B.M. : Et dans cette sculpture Seated on coconut branch ou dans Walking on twisted pedestal, ces personnages perchés au milieu de nulle part, sans qu’on devine comment ils ont pu monter ni comment ils vont pouvoir s’échapper, le support mince n’évoque-t-il pas plutôt un piège qu’un piédestal ? Ils me font penser à ce personnage de Topor à jamais assis sur une console au milieu d’une paroi verticale qu’il ne pourra jamais quitter … Pourquoi d’ailleurs rester assis sur un cocotier ? ça correspond chez vous à quelque chose, à un souvenir précis, ou c’est purement imaginaire ?


VAL : C’est purement imaginaire, et pour moi ce personnage là-haut qui semble faire des discours, on ne sait pas s’il parle à une foule, s’il se parle à lui-même, ou s’il est fou perché là-haut. Mais à mon sens il n’est pas désespéré, parce que l’attitude du personnage n’est pas triste, même si avec notre rationalité on se demande ce qu’il peut bien faire là-haut …
Quand je parle d’espérance, en fait, pour moi c’est la dualité fragilité-espérance et je pense que quand tout va bien, quand on ne se pose pas de question et que la vie avance, la notion d’espérance perd de son sel. Pour moi la fragilité qu’on ressent en nous lors des événements qui nous touchent, fait que, heureusement, on a le contrepoids de l’espérance derrière qui peut nous aider à franchir les étapes et à surmonter les épreuves.
F-B.M. : Et chez vous cette espérance peut prendre la couleur de l’humour, c’est-à-dire une façon de sourire de ce qui n’est pas gai en soi ?

VAL : Oui, mais pas dans tout. Comme j’ai un travail très intuitif, finalement ça correspond beaucoup à des étapes dans la vie. Il y a des périodes où mes personnages étaient plus situés dans une attente. Là j’étais dans une phase de transition de ma vie en recherchant à me positionner. Il y a eu des périodes plus euphoriques avec, par exemple, Theatre of joy.
F-B.M. : Vos personnages sont souvent filiformes, mais en général agiles, ou même acrobatiques. Bien différents malgré leur élongation et leur minceur de cette inquiétante statuette étrusque qu’on a surnommée « l’ombre du soir ».
VAL : C’est vrai, pour moi mes personnages sont dans des attitudes qui sont très humaines, ils ont beau être relativement fins et relativement fragiles, ils ont des mollets, ils ont une inclinaison de tête … Ils parlent de la vie, non de la mort.
F-B.M. : Et je les vois le plus souvent en mouvement et debout. La verticalité me paraît d’ailleurs une constante dans vos œuvres, même si une petite minorité évoquent parfois l’eau dormante. Les architectures qu’ils habitent, où ils circulent, sont comme eux très élancées, et toujours ouvertes. Parlez-moi de vos architectures, par exemple celle de votre Autoportrait.

VAL : Pour moi cette pièce est une représentation des facettes multiples de tout individu et j’ai mis chaque personnage sur un petit ergot qui permet de les réorienter. Il y a trois personnages, dont un personnage sous l’escalier qui fait comme un univers intérieur relativement sombre. Cela ne veut pas dire qu’il est triste, mais relativement protégé, en tous cas comme une certaine face cachée de nos pensées. Les trois personnages en fait peuvent être interchangeables, et les-uns sont plus en mouvement, tel autre est plus posé, arrêté là, on peut le faire regarder vers l’escalier du bas ou vers l’horizon.
F-B.M. : Ils peuvent réellement bouger ?
VAL : Oui, on peut vraiment les échanger et les faire pivoter. Il y a donc des escaliers qui s’entrecroisent, il y a cette idée de passage, il y a cette idée de vides et de pleins qui donne un certain rythme, qui, associé à l’escalier, donne l’idée de fenêtres, d’ouvertures vers l’extérieur. Pour moi, cette sculpture est venue sans idée à priori, je n’ai pas fait de dessin préparatoire, j’ai commencé quelque chose et voilà, c’est arrivé. Je l’ai appelée Autoportrait, mais je n’avais pas projeté au départ de faire un autoportrait. J’ai donné ce titre parce qu’il se trouve dans cette sculpture des thématiques qui sont très importantes pour moi : la rythmique, les facettes multiples, le pouvoir de ressentir les choses différemment selon les moments de notre vie, ces idées d’escaliers qui se croisent, du passage, d’ouverture vers l’extérieur, d’ascension. C’est une notion très européenne, très occidentale, cette idée d’ascension, la verticalité que vous avez remarquée. En Occident, on a envie que notre vie soit un cheminement vers le haut. Nous sommes attirés vers le dépassement de soi, alors que l’Asie est plus en cercles et en cycles.
F-B.M. : C’est ça, c’est bien ce qu’on perçoit chez vous. Par contre on peut ressentir différemment ces architectures à claire-voie. Plutôt que protectrices, elles sont, comme vous le disiez très bien, ouvertes vers l’extérieur. Il y a quand même une certaine protection mais elle n’est pas très grande. En somme vous êtes ouverte vers l’extérieur parce que vous n’en attendez pas de danger a priori …
VAL : Tout à fait.
F-B.M. : … mais plutôt au contraire quelque chose d’intéressant à voir. Toutes vos demeures sont des demeures vitrées, avec des fenêtres par lesquelles on voit au-dehors. C’est là une grande différence avec celles d’Etienne Martin, qui sont closes.
VAL : Oui. Quand je parlais de quête de liberté en allant habiter à l’étranger, parce que l’on est dans un certain milieu culturel qui a ses codes, ses valeurs, et qui a tendance à nous formater, je voulais dire aussi que l’ouverture vers l’extérieur permet de faire le tri entre les valeurs sur lesquelles on va s’appuyer toute sa vie et ces codes qui nous formatent mais qui ne sont pas si importants que cela. L’ouverture vers l’extérieur permet donc d’éliminer ce que durant ma jeunesse j’ai senti être plus emprisonnant qu’intéressant. Mais il m’a finalement fallu du temps pour arriver à en sortir. Je pense que l’étranger, le fait de rencontrer des gens différents, de me mettre à distance d’une famille que j’adore mais qui a une influence forte, tout cela m’a permis d’essayer de choisir par moi-même ce qui va me nourrir, plutôt que d’être dans un milieu qui vous fournit un certain type de nourriture.
F-B.M. : Tout est désormais ouvert, mais quand même parfois fragile ?
VAL : Certainement fragile, oui.
F-B.M. : Dans La molécule habitée, par exemple, si on considère cela comme une architecture, ce pourrait être une architecture risquant de s’effondrer ?

VAL : Pour moi cette sculpture exprime une notion d’infini.
F-B.M. : C’est vrai qu’elle forme en quelque sorte un ∞, le signe de l’infini.
VAL : Je n’y pensais pas. Mais ce serait peut-être comme le Petit prince sur son astéroïde. C’est-à-dire qu’il y a l’espace qui fait vraiment partie de la sculpture et qui prend une place énorme par rapport aux pleins en bronze qui sont relativement petits.
F-B.M. : La molécule habitée, c’est intéressant comme titre.
VAL : Je crois que c’est Philippe Staib qui m’a dit que cela lui faisait penser à une molécule quand il a vu la sculpture pour la première fois et cela m’allait bien dans cette idée d’infini. En fait, pour moi, c’est un homme qui est certes petit par rapport à l’univers qui le dépasse totalement, mais ce n’est pas pour cela qu’il va être en déséquilibre.
F-B.M. : Il n’y a pas l’idée un peu pessimiste de l’humain comme un microbe qui infeste une molécule.
VAL: Non pas du tout (rires).
F-B.M. : Comment conciliez-vous à la fois l’importance que vous donnez aux humains, et l’absence générale de visages ou même d’identification entre hommes et femmes ?
VAL : De temps en temps je fais un couple, et encore … mais pour moi ce qui est important, c’est l’être humain. Il n’a pas de visage parce que finalement il peut être tout le monde. Je vais énormément travailler sur les attitudes, sur un mouvement de tête, sur un mouvement de jambe, sur une main, et donc pour moi c’est comme si j’allais saisir un moment, une attitude, où je me dis « il y a quelque chose de vivant là ». S’il n’y a pas de visage, c’est qu’effectivement je ne vais pas représenter quelqu’un en particulier. L’humain m’intéresse en tant que tel avec ses étonnements, ses interrogations, ses doutes et ses espoirs. Les interrogations que j’ai, beaucoup de gens les ont aussi, chacun a sa propre manière de les traiter mais on est tous finalement à se demander quel est le sens de notre présence sur ce monde, le sens de ce monde qui est là, et qui est d’une beauté extraordinaire.

F-B.M. : Cette quête d’un équilibre se lit bien dans une sculpture assez différente des autres, et que vous intitulez Inle balance II. J’y ai reconnu la façon étrange de ramer avec une seule jambe qu’ont seuls les pêcheurs de ce lac birman.
VAL : Il y a une notion d’équilibre, oui. Ils tenaient les filets avec les mains, ils ramaient avec une jambe, et c’était extrêmement paisible au petit matin avec une superbe brume sur le lac. C’est cette notion d’équilibre que j’ai voulu représenter, avec la sérénité de l’homme qui est bien dans son univers.
F-B.M. : C’est ça. Mais chez vous il n’est pas en train de ramer. Contrairement à certains de vos personnages qui bougent beaucoup, lui, il est en effet dans un équilibre qui suggère simplement une oscillation.
VAL : Et que si on l’enlève, la sculpture va tomber.
F-B.M. : Ah oui, je n’avais pas pensé à cela. Cette sculpture n’est pas fixée sur une base, elle oscille, c’est bien ça ?
VAL : Elle n’oscille pas, mais elle a un véritable équilibre, elle tient comme cela, elle a cette impression d’arrondi sur le bas de la sculpture.
F-B.M. : Là, je suis tenté de vous poser la même question que pour d’autres de vos sculptures : qu’est-ce qui s’est passé avant, qu’est-ce qui se passera après ? Ou peut-être que cette fois, il ne se passera rien après, si l’homme a trouvé son équilibre ?
VAL : Il a trouvé sa place.
F-B.M. : Dans plusieurs de vos œuvres, on voit des acrobates. Des personnages semblent s’amuser, dans des situations ou des positions risquées. Est-ce que pour vous la création artistique est aussi de l’ordre du jeu ?
VAL : Il faut que cela soit un bon moment, c’est un moment de bonheur. Oui, alors, dans ce sens-là je pourrais dire que c’est un jeu, ou plutôt que je pratique la sculpture joyeusement.
F-B.M. : « Jeu » a plusieurs dimensions …
VAL : Cela dépend. Il y a des jours où je me sens très gaie, donc globalement cela devient un jeu. D’autres jours je le suis moins, et le fait de sculpter l’est moins aussi.
F-B.M. : Le jeu n’est pas toujours un moment d’extrême gaîté, il y a aussi le jeu où on fait jouer des différences pour voir si cela va marcher ou ce qui va se passer.
VAL: Alors en ce sens-là, absolument oui, c’est un jeu. Je crée des architectures et des hommes que je vais mettre ensemble, mais il y a forcément des cas où c’est tantôt l’homme qui va venir avant, ou tantôt l’architecture. Et puis, à un moment, les choses vont se rassembler et vont fonctionner, mais il n’y a pas de règle selon laquelle c’est forcément l’architecture que je fais avant et les hommes ensuite. Cela dépend. Soit je vais créer un personnage, et après je vais chercher l’environnement qui lui convient, soit je démarre une architecture pour y mettre ensuite de la vie, et en ce sens-là, avec mes personnages, je peux jouer vraiment comme avec des marionnettes. Je vais refaire des cires pour créer de nouveaux personnages et je vais changer une attitude, bouger un bras …
F-B.M. : Une des raisons pour lesquelles vous n’êtes pas a priori attachée à la « 3D », c’est peut-être qu’en effet quelquefois vous utilisez les personnages comme des marionnettes, avec une projection de leur ombre.
VAL : Les ombres projetées ajoutent une dimension de lecture supplémentaire.
F-B.M. : Vous évoquez un certain optimisme, quelquefois une gaîté. Y a-t-il un lien avec le contexte bouddhique dans lequel vous vivez quotidiennement ? Est-ce que la joie qui apparaît quelquefois chez vous est une joie de l’ordre de la sérénité joyeuse du bouddhiste ?
VAL : Ce n’est pas pensé comme cela. Mais cela fait dix ans maintenant que je suis en Asie, et, bien sûr, il se produit une influence. L’idée de cycle, si forte en Asie et dans le bouddhisme, est une idée qui me séduit beaucoup. La rythmique avec mes pleins et mes vides, à mon avis, provient vraiment de ce croisement entre l’Orient et l’Occident. Alors, de temps en temps, effectivement, je suis plus dans la verticalité, ce sont plus les rémanences de l’Occident où on a une idée du dépassement de soi-même, le désir d’aller plus loin, toujours plus loin. Et à côté il y a un aspect paisible et joyeux qui existe réellement en Asie et qui m’a beaucoup influencée. Ma notion du temps en Asie a complètement changé.
F-B.M. : Parce qu’à la base du bouddhisme il y a l’idée que le temps terrestre …
VAL : On a toujours une nouvelle possibilité de se refaire …
F-B.M. : Mais qu’il s’agit aussi fondamentalement d’échapper à tout ce qu’il a de pénible.
VAL : Oui, cela aussi, bien sûr …
F-B.M. : le bouddhisme exprime aussi une vision défavorable de la vie comme source de douleur. Il y a donc un mélange de tranquillité parce que rien n’est définitif, et puis l’espoir qu’on arrivera à échapper au cycle des réincarnations, au temps, parce qu’il est quand même essentiellement source de douleur.
VAL : Oui, je suis tout à fait d’accord avec ça et j’ajouterais, source d’acceptation de cette douleur, avec l’espérance que la nouvelle vie sera plus indulgente avec nous.
